5 mai 2015

Les "Icônes Déviantes"

A l'occasion du premier anniversaire de la naissance au ciel de Ludmilla Garrigou Titchenkova, iconographe et fondatrice de l'Atelier Saint Jean Damascène, nous souhaitons publié un texte dont elle est l'auteur.


"ICONES DEVIANTES"

Cet article fut rédigé dans la revue " Chrétiens en marche " par Ludmilla Tichenkova, iconographe et fondatrice de l’Atelier St Jean Damascene, sur la demande du Père René Beaupère, prêtre catholique, directeur de la revue et du Centre Saint-Irénée à Lyon. Il donne un éclairage sur les déviations iconographiques auxquelles succombent des catholiques de bonne volonté, mais mal éclairés...


Comme nous vous le disions lors de notre récente rencontre, le sujet que vous nous proposez de traiter est plutôt explosif ! C’est peut-être pourquoi personne à ce jour n’a osé l’aborder sérieusement... Merci donc à vous, prêtre catholique, d’avoir le courage de soulever cette importante question des icônes non canoniques qui, pour beaucoup, semble secondaire et de peu d’intérêt, et qui cependant choque bien des chrétiens orthodoxes.

Il faut d’abord préciser que nous ne chercherons à faire aucune polémique, même si, à la lecture de l’article, certains penseront le contraire par la mise en opposition, ou comparaison inévitable, de l’Orient/Occident. Aucun de nous ne détient la Vérité et les orthodoxes ne rendent pas toujours un bon témoignage : s’ils parlent très bien des icônes, ce n’est pas pour autant que toutes leurs églises reflètent la Beauté décrite.

Laxisme en Orient

De nos jours. il existe en effet un certain laxisme en ce domaine. Peut-être le manque de vérification par nos hiérarques en est-il la cause ?
"L' Eglise a toujours accordé beaucoup d’attention à son art : elle a veillé à ce qu’il exprime sa doctrine. Toutes les déviations ont été écartées conciliairement (….). Aujourd’hui, il n’y a plus dans l’Eglise de pensée bien établie et explicitée sur l’art sacré, et encore moins de contrôle exercé sur cet art par l’autorité ecclésiastique. On admet dans l’enceinte de l’église pratiquement tout", nous dit Père Zénon". "L’icône prend naissance dans l’expérience eucharistique de l’Eglise, elle est étroitement dépendante de cette expérience et, d’une façon plus générale, du niveau de la vie ecclésiale. Quand ce niveau était élevé, l’art sacré était lui aussi à la hauteur : quand la vie ecclésiale s’étiolait ou que venaient pour elle les temps de décadence, l’art sacré à son tour tombait évidemment en décadence. Souvent l’icône était transformée en tableau à sujet religieux et sa vénération cessait d’être authentiquement orthodoxe...". affirme-t-il également.

On remarque effectivement que l’icône devient soit un décor d’église richement orné, mais vide de sens ; soit un support de prière, mais maladroitement exécuté. Que faire ? …

Par ailleurs, on fera volontiers appel "au plus offrant", c’est-à-dire à celui même qui n’aura reçu aucune formation iconographique mais qui, par contre, travaillera gratuitement. Alors, le critère de peindre une icône ou des fresques dans une église devient non plus celui de la recherche de la beauté, mais plutôt celui de l’économie.
Il y a eu un temps où l’église orthodoxe en Occident, complètement démunie de moyens financiers, faisait de son mieux pour sortir des cendres et utilisait les dons de chacun sans qu’il y ait nécessairement "qualification spéciale". Mais ce temps est révolu. Si l’on admire encore aujourd’hui certaines icônes peintes rapidement sur contre-plaqué et avec les moyens du bord, c’est en devant les replacer dans leur contexte premier : l’après-guerre. Et non en tant qu’œuvres d’art exemplaires dont il faudrait s’inspirer.
Ce n’est pas un " renouveau iconographique ". Il n’y a pas lieu de s’extasier sur des compromis.

Fantaisies occidentales

Il nous semble que c’est seulement après un tel préambule que nous pouvons nous permettre d’aborder la question des "déviations auxquelles succombent des catholiques de bonne volonté, mais mal éclairés...".
Il est à craindre que l’Occident, sous prétexte de défendre la " liberté d’expression avant tout ", se permette toutes sortes de fantaisies. Et l’Orthodoxie, hélas plus ou moins laxiste en ce domaine comme nous venons de le constater, n’affiche pas suffisamment le label de qualité pour être prise au sérieux dans ses remarques.

C’est dire combien l’iconographe se sent seul et presque abandonné dans la mesure où rien ni personne ne le contrôle ni le soutient. Il est presque obligé, par ce fait même, à inlassablement recopier les modèles anciens pour ne pas courir le risque d’une, interprétation erronée et par trop personnelle. Nous connaissons les époques où, par manque d’encouragement et de vérification de l’église, des icônes pourtant remarquablement peintes sont devenues sinon des tableaux religieux, du moins des icônes plus ou moins païennes. Et aujourd’hui, nous constatons pratiquement le même phénomène.

Devant cette faiblesse de l’église orthodoxe, le monde catholique, redécouvrant l’icône avec émerveillement mais refusant dans le même temps son côté statique et immuable, peut alors se permettre, sans la moindre impunité et de bonne foi, toutes sortes d’interprétations. Ainsi il nous est arrivé d’entendre, lors d’un cours d’iconographie, des élèves dire : "Oh !vous les orthodoxes, vous êtes toujours coincés dans votre Tradition ! Heureusement que nous, catholiques, nous avons l’évolution et la liberté d’expression !".

Mais où nous mène-t-elle, cette soi-disant liberté ? On remarquera volontiers qu’en Occident il sera demandé à l’icône surtout affection et tendresse. Ainsi par exemple, à choisir entre deux reproductions : celle d’un Christ miséricordieux sous des traits quasi "humains", et celle d’un Christ en Majesté quelque peu hiératique par sa gravité, c’est la première image qui sera retenue. L’icône de la Vierge de tendresse, celle dont le regard est plein d’amour pour son tout petit enfant Jésus, remporte aussi tous les suffrages. Mais n’en est-il pas de même pour les offices liturgiques ? 
Nous avons souvent remarqué que, lors d’une célébration catholique, l’aspect fraternel l’emporte sur l’aspect paternel si évident dans l’orthodoxie. Le Christ semble très proche, il est comme un grand frère que l’on peut aborder facilement et même lui taper amicalement sur l’épaule... plutôt que le Père, le Créateur, qui demande un plus grand respect. une plus grande retenue, donc aussi une certaine distance.

Élever l’icône

Notre comportement durant la liturgie est révélateur d’une sensibilité différente.. Il en est de même pour notre attitude face à l’icône. Fasciné par sa couleur, le chrétien catholique peut facilement remplacer le bouquet de fleurs par une icône et la poser à même le sol, sur les marches du sanctuaire, comme il le ferait pour un vase... Et il la contemplera, assis. L’attitude d’un chrétien orthodoxe est tout autre : il "élèvera" l'icône sur un haut pupitre recouvert de parures et l’honorera en s’inclinant profondément devant elle par trois fois et en l’embrassant. Il découle de ces deux manières d’être si différentes que l’un considère l’icône comme un objet à contempler, l’autre comme une personne qui vous regarde...

Donc, avec cette liberté d’expression et une sensibilité autre, il est pratiquement normal qu’il y ait des déviations dans l’exécution des icônes par des "catholiques de bonne volonté mal éclairés"...

La théologie de l’icône n’est pas affaire personnelle ni purement artistique. Elle concerne l’ensemble de la communauté locale (et mondiale !). C’est pourquoi il est difficile de la séparer de l’église plénière.
L’icône ne doit pas être "inventée", mais "révélée". Elle ne peut être une juxtaposition de symboles mis en place volontairement et avec une imagination exagérée. Les vrais symboles sont ceux qui traversent le temps et qui ont une signification profonde de ce qu’il est difficile d’exprimer autrement. Ce n’est pas un patchwork un découpage d’icônes anciennes avec un morceau pris à droite et un autre à gauche, puis rassemblés. Même s’il y a de l’or et que le travail est fait à la perfection, ce ne sera pas obligatoirement une icône.

Des exemples

Ainsi c’est une erreur grave de s’être inspiré de l’icône nommée "CONCEPTION DE LA MÈRE DE DIEU", qui représente traditionnellement Joachim et Anne enlacés, "concevant" la Mère de Dieu, fêtée le 8 décembre. Il en a été fait une icône nouvelle : le même couple est représenté, tendrement enlacé, dont on aura seulement changé les noms : Marie et Joseph...

Paul Evdokimov définit l’icône comme "La PAROLE (...) mystérieusement dessinée (qui) s’offre en contemplation, en théologie visuelle"".
A la lecture de cette "fausse icône", ou à l’écoute de sa Parole, qu’apprenons-nous ? Que le Christ est uniquement homme, ayant pour parents de chair saints Joseph et Marie... Quelle hérésie !

icône théologiquement fausse : le Christ n’est pas né de l’union de Joseph et Marie...

Icône "Juste" de la Conception de la Mère de Dieu

On peut tout pareillement dénoncer l’icône dite de la "SAINTE FAMILLE" ou celle de NOTRE DAME DE L’ALLIANCE

Icône théologiquement fausse de la Ste Famille

Notre Dame de l’Alliance - icône incohérente, la Vierge n’a pu enfanter le Christ adulte et de jeunes époux !

Icône Juste : La Vierge du Signe (ou Vierge orante). Le Christ en médaillon est encore dans le sein de sa Mère, cette icône est vénérée avant Noël.

Nous avons récemment pris connaissance d’une "saine réaction" qui nous a beaucoup touchés d’une lectrice de France Catholique, : "Je suis surprise de voir votre revue faire une place importante à de la publicité pour certaines icônes qui usurpent ce nom. En effet, ouvrant vos pages au patriarche Bartholomée 1er, à Olivier Clément et à d’autres, vous devez savoir que l’icône doit respecter certaines règles théologiques.

Sur France-Culture, Olivier Clément a justement expliqué combien l’icône dite de la Sainte-Famille et celle dite Notre-Dame de l’Alliance n’étaient pas compatibles avec une saine profession de foi.
Non, Joseph n’est pas le père de l’Enfant et Marie est vierge. Cette main de Joseph sur l’épaule de Marie, son visage qui se penche vers elle. prête le flanc à toute dérive théologique.
Et que dire de l’icône dite Notre-Dame de l’Alliance ?
Elle démarque l’icône de Notre-Dame du Signe et elle est aberrante avec un Christ adulte et des personnages dans le sein de Marie" (M.-C.L. (Orne), France Catholique, 26 avril 1996. p. 30).

Il faut en effet préciser que l’icône dite NOTRE-DAME DU SIGNE est celle que l’on honore tout particulièrement durant la période de l’Avent : elle atteste l’incarnation toute proche de Notre-Seigneur. La Vierge, enceinte, attend "l’heureux événement" et nous avec elle...

autres icônes déviantes

St Honorat de Lérins : il ne peut avoir enfanté le Christ !

La Vierge ne peut avoir enfanté une multitude de Saints !

Vérité trahie

Si de telles icônes sont à dénoncer, ce n’est pas uniquement parce qu’elles sont "non conformes à la Tradition", mais parce qu’elles trahissent la Vérité. Face à elles, on ne peut que constater l’impiété et l’erreur.

Les textes qui accompagnent souvent les cartes postales de ces fausses icônes renforcent l’idée de confusion plus que celle de maladresse. Ainsi nous lisons : "L’icône de la Sainte Famille... A travers le mystère de l’union de l’homme et de la femme, dans la fécondité de l’amour (...). L’Enfant porté à deux, à la fois œuvre de Dieu et fruit de leur amour"...
Voilà où nous mène, aujourd’hui, la liberté d’expression iconographique !

Olivier Clément se lamente quelquefois : "Parfois, dans l’église orthodoxe, nous avons l’impression que nous n’osons plus penser puisque les Pères ont tout dit : nous n’osons plus peindre des icônes nouvelles ou différentes, puisque tout a été peint ?... ". Et il est vrai que la "Tradition" ne nous empêche pas de renouveler notre "style", mais elle nous interdit de trahir la Vérité.

"L’icône a une signification et un fondement dogmatiques.. Autrement dit, elle peut influencer notre façon de croire. C’est pourquoi il .faut mettre un peu d’ordre dans l’enseignement et la pratique de l’art de l’icône" : c’est ce qu’a affirmé le colloque sur l’art de l’icône organisé en 1996 à Moscou par l’Institut de théologie orthodoxe Saint-Tikhon (SOP, n° 212, novembre 1996, p 12).

Mémoire et amnésie

Pour conclure, nous nous permettons une nouvelle citation d’Olivier Clément :
" L’église orthodoxe est une "église de mémoire". En cela, elle peut constituer un témoignage essentiel pour les confessions occidentales qui sont, elles, menacées d’amnésie. Mais elle ne peut remplir ce rôle providentiel que si elle ne se laisse pas étouffer par cette trop grande mémoire. Là, c’est le rôle des Eglises occidentales de nous mettre en garde et de nous inciter à sans cesse retrouver le grand souffle de vie de l’Esprit qui fait tontes choses nouvelle ".

Ludmilla TITCHENKOVA 
Atelier Saint Jean Damascène

1) Célèbre iconographe russe auquel nous nous référons beaucoup, car dans notre Atelier le Père Ambroise et Jean-Baptiste ont été formés par lui. Nos citations sont empruntées : "Propos d’un peintre d’icônes", traduction de la 3°me édition russe, revue et augmentée dans Plamia n" 98 février 1998) p.16. 17 et 14. NDLR : sur le père Zénon. cf CEM n°50 et 55.
2) L’art de l’icône, théologie de la beauté, p. 150.
3) Olivier CLéMENT, "échapper à la viscosité de l’histoire" SOP n° 231 sept.-oct. 1995) p. 29.
4) Id. Ibid, p. 29. NDLR : sur le thème de cet article voir aussi la belle revue Icône et tradition 
(de Marianne Drobot, 67200 Strasbourg)


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