III. Analyse des prières de bénédiction
Les textes slavons
Prenons d’abord les prières introduites dans l’euchologe du métropolite Pierre Moghila en 1646. Les traductions française et anglaise publiées au XXe siècle sont sensiblement les mêmes que le texte slavon de 1646. La traduction française, dont nous nous servons ici, en est une légère simplification.
D’abord, il y a quatre courts offices pour bénir les icônes :
1. de la sainte Trinité, représentée par les trois anges (Hospitalité d’Abraham) et des fêtes de la Théophanie, de la Transfiguration et de la Descente du Saint-Esprit,
2. du Christ et des fêtes du Seigneur,
3. de la Mère de Dieu,
4. des saints.
La traduction anglaise, qui reproduit plus exactement le texte slavon, a une cinquième catégorie pour la bénédiction de plusieurs sortes d’icônes. On note d’abord le nombre de catégories, cinq en slavon et en anglais, quatre en français. On peut demander pourquoi multiplier les prières, surtout que le dernier office combine toutes les catégories. On constate simplement qu’il semblait bon au métropolite de produire cinq offices de bénédiction. Connaissant son penchant pour le latinisme, il se peut qu’il ait voulu impressionner et les orthodoxes et les catholiques par le nombre de prières. Ce n’est néanmoins qu’une hypothèse de notre part.
La structure de chaque office est la même. Ce qui les différencie, c’est les références tirées de la Bible ou de l’histoire de l’Église pour chaque catégorie d’icônes : chanter le tropaire de la Théophanie pour une icône du Baptême, évoquer l’histoire du roi Abgar pour une icône du Christ, etc. Voici le plan structurel des offices :
1. Bénédiction initiale : Béni soit notre Dieu […]
2. Prières initiales et un psaume assorti de la catégorie d’icône
3. Grande prière de bénédiction (On peut presque dire une anaphore)
a. commémoration de l’histoire biblique ou ecclésiastique qui fonde l’historicité de l’icône
b. première épiclèse qui demande au Seigneur de bénir l’icône
c. ecphonèse
4. Seconde épiclèse de bénédiction
5. Aspersion d’eau bénite.
6. Tropaire ou hymne de l’icône ou de la fête
7. Congé
Examinons de plus près les moments forts de la bénédiction : 3b, 4 et 5. Il est important de noter qu’il s’agit vraiment d’une invocation faite au Seigneur qu’il agisse et bénisse les images. On est fidèle ici à la tradition qui voit toute bénédiction comme une épiclèse, la descente de la grâce de Dieu, du Saint-Esprit, dont l’exemple le plus marquant est celle de la liturgie eucharistique, non seulement sur tel ou tel objet, mais aussi, et d’abord, sur « nous », les fidèles, qui allons nous servir de cet objet, prier devant cette icône ou recevoir le pain céleste.
Nous entendons dans la première épiclèse, 3b, des pétitions comme celles-ci :
« […] nous t’implorons et te prions, envoie avec miséricorde sur nous ta bénédiction et en ton nom trois fois saint bénis-la [l’icône] et sanctifie-la […] » ;
« Nous te prions, jette en ce jour ton regard sur cette icône […] et bénis-la de ta bénédiction céleste et sanctifie-la ainsi que ceux qui la vénéreront […] » ;
« Bénis et sanctifie par ta grâce dans l’aspersion de cette eau sainte cette icône peinte en son honneur et à sa mémoire […].
La seconde épiclèse :
4 : « […] écoute maintenant notre prière, et envoie ta bénédiction divine et céleste. Bénis et sanctifie cette icône par l’aspersion de cette eau sainte […] » ;
« Sois attentif […] et envoie avec miséricorde ta sainte bénédiction sur cette icône et dans l’aspersion de cette eau sainte, bénis-la et sanctifie-la. Donne-lui la puissance de guérison… » ;
« Bénis et sanctifie par ta grâce dans l’aspersion de cette eau sainte cette icône peinte en son honneur et sa mémoire et à la gloire de celui qui est né d’elle […] fais-en pour tous ceux qui avec foi te prieront devant elle une source de guérison […] » ;
Et l’aspersion d’eau bénite :
5 : « Cette icône est bénie par la grâce du très saint Esprit et l’aspersion de cette eau sainte au nom du Père […] » (trois fois).
La prière grecque (voir le texte 1,7 plus haut)
La première chose qui nous frappe, à la différence des textes slavons, c’est la brièveté de la prière, de LA prière ; une seule et très courte. En voici la structure :
1. Directive à l’évêque (pontifex/archiereus) de oindre l’icône sur les quatre coins ;
2. Très courte invocation et commémoration de Moïse et des chérubins.
3 Épiclèse de la grâce du Saint-Esprit ainsi que d’un ange sur l’icône « afin que […] sa prière [du fidèle] soit accomplie […] ;
4. Ecphonèse.
Il est très important de souligner la note ajoutée à cette prière par, nous supposons, l’éditeur grec orthodoxe de cette euchologe. Il avoue que la pratique de bénir les icônes est une innovation, mais il attribue ce fait à « trop de négligence » dans le passé. Il semble content d’avoir « rectifié » ce problème en ajoutant la prière. Il s’inspire évidemment de trois textes catholiques et se sent ― nous lisons entre les lignes ― soulagé maintenant que les orthodoxes grecs font comme les catholiques romains. Non seulement il s’inspire du modèle catholique, mais il juge la tradition de l’orthodoxie de ne pas bénir les icônes comme une « négligence ». Ce que la prière grecque manque en longueur et en développement par rapport aux textes slavons, elle, et la note, récupèrent en clarté en ce qui concerne l’inspiration de l’introduction de la prière dans une euchologe grecque. Nous avons soupçonné, sans confirmation directe, la même inspiration chez le métropolite Pierre Moghila : Le grand frère romain bénit les peintures ; alors que nous, les pauvres orthodoxes, ne le faisons pas ; donc, nous les orthodoxes, devons abandonner notre propre tradition pour adopter une pratique et la théologie qui la justifie, toutes les deux venant d’une source autre que celles des conciles et des pères de l’Église.
En comparant les textes, grec et slavons, nous notons les ressemblances et différences suivantes.
LES TEXTES SLAVONS
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LA PRIÈRE GRECQUE
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1. très longs et développés, plusieurs catégories d’icônes
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1. courte, simple, une prière pour toutes les icônes
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2. publiés en slavon, en 1649, à Kiev
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2. publiée en grec, en 1730, à Venise
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3. un prêtre ou un évêque bénit
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3. un évêque bénit
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4. invocation de l’Esprit sur l’icône et le peuple
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4. épiclèse de l’Esprit sur l’icône seul
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5.pas de demande qu'un ange soit envoyé sur l'icône
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5. demande qu’un ange soit envoyé sur l’icône
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6. aspersion d’eau bénite
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6. onction du myron
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7. aucune explication de l’innovation
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7. note explicative ajoutée par l’éditeur
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8. théologie de la bénédiction : transfère un objet profane au domaine sacré
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8. théologie de la bénédiction : transfère un objet profane au domaine sacré
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9. théologie développée de sacralisation : objectif de la bénédiction : a. obtenir pour nous, priant devant elle, miséricorde, grâce, délivrance des malheurs et de l’affliction, rémission des péchés ; b. que l’icône soit dotée de puissance de guérison pour éloigner le mal et le diable ; faire d’elle une source de guérison, de délivrance, de protection
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9. théologie non développée de sacralisation : objectif de la bénédiction : le fidèle priant devant elle, « que sa prière soit accomplie »
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10. offices bien structurés
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10. simple prière
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11. offices placés parmi d’autres prières et offices de bénédiction et de supplication : troupeaux, camp de jeunes, la fête des mères, vêtements sacerdotaux, vases sacrés et cloches
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11. prière placée entre la bénédiction d’un diskos et patène et un office de prière (molebène)
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Quelle est la théologie exprimée dans les prières de bénédiction d’icônes ? D’abord, les formules de bénédiction, ainsi que l’aspersion d’eau bénite et l’onction du saint chrême, sont sensiblement les mêmes dont on se sert pour bénir d’autres objets de culte : cloches, vêtements, fruits, etc. Les icônes sont donc placées dans la catégorie d’objets fabriqués par des artisans et offerts au service de Dieu pour sa gloire. Et pour inaugurer l’office, une prière de bénédiction est récitée.
La question est par contre précisément celle-ci : Les icônes sont-elles dans la catégorie des objets dont on se sert pour le culte, ou plutôt sont-elles dans une catégorie à part parce qu’elles portent, à la différence des objets de culte, la ressemblance et le nom du Christ ou des saints ? Il semble que les prières elles-mêmes et l’aspersion et l’onction supposent qu’une peinture du Christ et des saints est précisément comme les autres objets de culte et par la bénédiction, l’aspersion ou l’onction, ces peintures deviennent des icônes dignes de servir dans l’Église. Par les prières et les gestes du prêtre, une peinture non sanctifiée, profane, passe à la catégorie des saintes icônes. N’est-ce pas là la position défendue par les iconoclastes ? « Les images saintes sont faussement appelées saintes parce qu’il n’y a pas de prière de bénédiction pour les transférer de la catégorie du profane à la catégorie du sacré. »
Une dernière note
J'ai récemment vu une petite publication au sujet de la bénédiction des icônes. Mère Thècle n'a pas vraiment écrit le texte, elle a plutôt traduit les prières de bénédiction de l'euchologe du métropolite Moghila. Elle a néanmoins ajouté une petite préface qu'il vaut la peine d'examiner. Moi, j'ai divisé son paragraphe en deux sections : la première, très bonne ; la seconde, moins. À la lumière de ce qui a été dit ci-dessus, je crois que le lecteur comprendra pourquoi j'ai dit « moins ».
Préface
Cette traduction préliminaire des prières de bénédiction des icônes, à partir du Trebnik russe (Livre des besoins) [en réalité, les textes du métropolite Moghila], vise principalement à mieux faire connaître la signification15 pour la composition et pour la vénération de nos icônes. En premier lieu, les prières placent clairement la vénération des icônes à l'intérieur de toute l'activité liturgique de l'Église, afin qu'il soit établi que cette vénération forme une partie intégrante de l'orthodoxie : une confession de foi. La plénitude de la vénération rendue aux icônes, que ce soit dans la production des icônes ou dans la prière devant elles, ne peut pas être isolée de la totalité de la foi parce que, comme l'indiquent les prières de bénédiction, cette vénération puise essentiellement à la même source théologique que tout notre culte d'adoration. Il se peut qu'elle ne soit qu'un ruisseau parmi tant d'autres, mais l'eau est la même, laquelle monte de l'unique source de la seule Église.
Jusqu'ici, pas mal.
Ainsi, en premier lieu, pour apprécier avec justesse une icône, nous ne devrions pas tourner notre attention vers la composition, ni vers l'attitude de ceux qui la vénèrent, ni vers la dévotion personnelle, mais vers les prières initiales de sa bénédiction, QUI LA FONT CE QU'ELLE EST. Ces prières sont le prologue de la théologie, en effet, la clé qui nous ouvre la théologie : du fait même de la création d'une bénédiction liturgique et de la doctrine véhiculée par les textes.
En d'autres mots, selon Mère Thècle, pour comprendre les icônes correctement, nous ne devrions pas nous soucier outre mesure de la « composition », c'est-à-dire de ce qui est peint sur l'icône, pour déterminer si elle est canonique ou non, ni, à la limite, hérétique. Nous ne devrions pas non plus faire trop d'attention à « l'attitude de ceux qui la vénèrent », pour savoir s'ils – clercs et laïcs – comprennent ce qu'est une icône ; si, en fait, ils ont une attitude superstitieuse ou, au pire, idolâtrique envers elle. Et, finalement, nous ne devrions pas nous préoccuper à l'excès de « la dévotion personnelle » des fidèles, de leurs pratiques, c'est-à-dire de la manière dont ils s'en servent, pour savoir s'il existe ou non des abus. Pour avoir une juste appréciation des icônes de l'Église, il est essentiel, selon Mère Thècle, de comprendre les prières de bénédiction parce que ce sont elles qui font de l'icône ce qu'elle est.
Selon Mère Thècle, nous devons déduire qu'une icône, avant les prières de bénédiction, n'est pas vraiment une icône, et qu'elle ne le devient véritablement qu'après ces prières. Ceci n'est-il pas précisément ce que disaient les iconoclastes : une image ordinaire n'est pas sainte ni digne d'être appelée icône s'il n'existe aucune prière de bénédiction pour la sanctifier ? Face à une telle attaque, les Pères de Nicée II ne se sentaient aucunement obligés de créer de telles prières, parce qu'ils comprenaient que ce qui donne à une icône sa nature essentielle n'a rien à voir avec des prières de bénédiction. Puisque de telles prières de bénédiction n'ont pas existé pendant 1 500 ans dans l'histoire de l'Église, celles-ci n'ayant été composées qu'à partir de 1649, devons-nous conclure, à supposer que Mère Thècle ait raison, que les chrétiens orthodoxes, et l'Église elle-même, n'ont pas su vraiment apprécier les icônes pendant toute cette période ? Et encore pire, qu'ils ont même refusé d'en créer. Auraient-ils été simplement « négligents » comme le prétend l'éditeur de l'euchologe grecque, J. Goar. Nous espérons avoir clairement montré que les Pères et l'Église n'ont pas été négligents dans leur appréciation de la nature essentielle de l'icône. C'est plutôt le métropolite Moghila, l'éditeur de l'euchologe grecque et ceux qui partagent leur point de vue qui n'apprécient pas la nature de l'icône. Pace, Mère Thècle.
IV. CONCLUSION
Alors, si notre analyse s’avère juste, il faut constater un phénomène bien bizarre :
Une pratique et une théologie qui la justifie, lesquelles sont très largement répandues parmi les fidèles orthodoxes et qui se trouvent « officialisées » par des offices dans les euchologes, sont contraires à la Tradition de l’Église orthodoxe telle qu’elle se trouve exprimée par le VIIe concile œcuménique de Nicée (787) ainsi que la pratique universelle de l’Église jusqu’en 1649. Les protestations de certains n’ont évidemment pas suffi à recentrer les fidèles et le clergé sur la Tradition sainte en ce qui concerne les icônes. Ce phénomène est-il surprenant ? Non. Tragique certes mais pas surprenant.
Il faut répondre que non, compte tenu de la coïncidence dans le temps de l’introduction des prières de bénédiction des icônes avec la décadence de la peinture des icônes elles-mêmes. Dès le XVIIe siècle, les images en milieu orthodoxe commençaient à s’éloigner de la tradition canonique ; alors, pourquoi nous étonner que la théologie et les prières s’en éloignaient aussi ? Du point de vue de l’historien de l’art, nous en sommes d’accord : c’est un phénomène à constater, pas plus. Mais nous n’avons jamais voulu étudier l’iconographie orthodoxe de l’extérieur de la Tradition, comme font les historiens de l’art. Nous voulons traiter du sujet de l’intérieur de la Tradition, comme une expression de notre foi, de la foi de notre Église – et encore mieux, comme une expression de la foi de l’Église tout court. Les historiens de l’art – même les athées soviétiques – ont fait de remarquables études, et nous leur en sommes tous redevables. Mais, pour l’histoire de l’art, comme pour les sciences religieuses, les chercheurs étudient leur sujet comme un objet détaché d’eux, qu’ils examinent « scientifiquement », « objectivement », « froidement ». L’histoire de l’art ne peut jamais étudier les icônes comme un phénomène théologique, c’est-à-dire comme quelque chose qui est un véhicule pour manifester la révélation du Christ dans son Église. Mais c’est précisément ce point de vue qui est le nôtre. Donc, l’éloignement de la tradition iconographique de l’Église orthodoxe de ses propres sources est catastrophique et une pollution de cette tradition et de cette révélation.
Si c’est vrai que nous sommes en pleine renaissance de la peinture traditionnelle et canonique de l’icône, malgré l’opposition de certains milieux d’orthodoxes eux-mêmes, nous ne pouvons pas nous limiter à l’aspect visible de la tradition, c’est-à-dire aux icônes elles-mêmes, mais il faut examiner tous les éléments qui touchent la tradition iconographique. C’est pourquoi nous voulons attirer l’attention sur un phénomène qui, nous semble-t-il, n’est pas conforme à la Tradition de l’Église et inviter les fidèles et le clergé à une plus grande vigilance. Si tous les orthodoxes sont d’accord qu’il faut toujours défendre la Tradition sainte contre des influences corruptrices, il faut nous assurer d’abord que ce que nous défendons fasse bel et bien partie de cette Tradition.
Quant à une cérémonie de dédicace pour inaugurer la vénération officielle et la réception publique d’une ou des icônes, pourquoi pas demander à des liturgistes de préparer un office de dédicace qui comprend la théologie de l’icône trouvée dans les longues prières des offices slavons, une procession solennelle avant ou après les vêpres ou la liturgie ? Suite à la procession et la mise de l’icône sur annaloï au milieu de l’Église, le clergé et les fidèles pourraient la vénérer pour la première fois, après quoi le prêtre bénirait les fidèles avec l’icône comme il fait avec l’évangéliaire.
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