Archevêque Vladimir (Sokolovsky) avec sa crosse
Par Jonathan Pageau pour Orthodox Arts Journal.
Une des images les plus surprenantes à laquelle on est confronté en examinant le symbolisme liturgique orthodoxe est la crosse de l'évêque arborant deux serpents flanquant une petite croix au sommet. Surtout dans un contexte protestant nord-américain, cette image semble être un retour à d'anciens cultes chtoniens, plus un bâton magique de sorcier que quelque chose de chrétien. Comme je l'ai fait pour d'autres sujets, je voudrais faire un voyage à travers l'iconographie, à travers la Bible et d'autres traditions pour montrer comment ce symbole est tout à la fois réfléchi, puissant et parfaitement orthodoxe dans un sens large. Cela s'intègre bien avec tout ce que j'ai écris pour le OAJ jusqu'à présent.
Le premier obstacle que nous devons surmonter est la perception que le bâton de l'évêque occidental, la crosse, est réellement un bâton de berger [NdT : une houlette], alors que les orthodoxes ont cet étrange objet portant des serpents. En fait, pour un millénaire au moins, la crosse occidentale était aussi identifié avec un serpent comme des crosses médiévales l'attestent. On pourrait dire qu'il y a deux formes de base, la crosse et le bâton en forme de "tau" qui étaient présents dans l'Église avant le Schisme, ces deux formes ont été interprétées avec des serpents. La version orthodoxe actuelle du bâton avec les serpents (comme on le voit ci-dessus avec l'évêque Vladimir Sokolovsky) est une variante de ces modèles.
Crosse occidentale, Limoges - France.
Tête de crosse-Tau, ivoire anglo-saxonne, 11e s., British museum |
from Koeln, Germany, circa 1000. |
Nous nous demandons toutefois, comment une telle représentation de serpents, à la fois en Orient et en Occident peut être approprié pour le symbole même de l'autorité d'un évêque? Beaucoup vont mentionner l'histoire biblique du serpent d'airain, en quelque sorte préfigurant le Christ, comme base pour cette utilisation de serpents sur le bâton de l'évêque. Ceci est une explication parfaitement raisonnable, même si elle est insuffisante pour créer une image complète. Si nous voulons voir en Moïse l'origine de cette image, nous devrions regarder avant. La première fois que nous rencontrons un bâton dans la Bible, du moins un bâton qui est lié à l'autorité divine, s'est au buisson ardent. Quand Moïse doute que Pharaon l'écoutera, Dieu lui dit:
Qu'y a-t-il dans ta main? Il répondit: Une verge. L'Eternel dit: Jette-la par terre. Il la jeta par terre, et elle devint un serpent. Moïse fuyait devant lui. L'Eternel dit à Moïse: Etends ta main, et saisis-le par la queue. Il étendit la main et le saisit et le serpent redevint une verge dans sa main. (Exode 4 : 1-4)
La première fois que nous rencontrons un bâton de l'autorité divine, il est immédiatement lié à un serpent. Nous trouvons ici un premier exemple de la «mutation» du symbole du serpent, de sa double nature. Dans l'histoire de Moïse et Pharaon, il y a deux origines aux serpents. Nous savons que les magiciens de Pharaon pourraient produire le même miracle, et ainsi, les deux camps font des serpents à partir de bâtons, un "bon" serpent et un "mauvais" serpent. Le bon mange le mauvais.
La mutation, l'aspect double face du symbole du serpent apparaît également dans l'histoire du serpent d'airain à plusieurs niveaux. Les Israélites avaient été en proie à des serpents, et pour les sauver des morsures venimeuses, Dieu dit à Moïse de faire un serpent de bronze et de le mettre sur un bâton. Celui qui regarderait le serpent d'airain serait guéri, mais ceux qui refusent de le faire mourraient de leur morsure de serpent. En termes de dualité, on voit bien ici comment le serpent est à la fois la maladie et la guérison. En regardant le serpent qui a été "élevé" ils guériront de ces serpents qui mordent "d'en bas", comme un antidote est fabriqué à partir du poison ou un vaccin est fabriqué à partir de la maladie. Une autre façon de voir la dualité dans l'histoire est de savoir comment ce serpent qui a été élevé comme un dispositif de guérison, sera ensuite "jeté à terre" par le roi vertueux Ézéchias pour être devenu une idole (2 Rois 18: 4).
Moïse montrant le serpent d'airain, XIIe s., Basilique St. Denis, France. |
Avec le serpent d'airain nous comprenons que le serpent est non seulement associé à un bâton, mais aussi plus généralement à la «verticale», le poteau, l'échelle, l'axe. Le bâton est seulement une facette de ce symbole vertical. La première et primitive version de ce symbole est bien sûr l'arbre. Il nous faut donc aller plus loin en arrière que Moïse dans le texte biblique, en regardant à l'une des premières mentions d'un arbre spécifique: l'Arbre de la Connaissance du Bien et du Mal au milieu du jardin. Avec cet arbre, nous trouvons le serpent, et dans l'iconographie chrétienne, il a été représenté unanimement comme enroulé autour de l'Arbre de la Connaissance entraînant Adam et Eve a manger de son fruit.
Icone d'Adam et Eve. Image tirée du merveilleux blog sur les icones : | A Reader’s Guide to Orthodox Icons |
Nous avons parlé ailleurs de la mort et des vêtements de peaux (ici et ici), de la mort comme mouvement à la périphérie, et avec le serpent enroulé autour de l'arbre, c'est précisément ce que nous obtenons: la mort, la bestialité, la peau, essentiellement un série de roues enroulé autour d'un axe central. Le serpent est l'image de la mort, non pas une sorte d'extinction, mais plutôt la mort vivante de la Chute, les cycles fluctuants de naissance et de mort, du plaisir et de la douleur, la vie en dualité. St. Grégoire de Nysse, le maître du symbolisme lie certaines de ces images ensemble parlant d'hommes devenant des «animaux faisant tourner le moulin. » « Avec nos yeux bandés, nous marchons autour du moulin de la vie, toujours piétinant le même chemin circulaire et revenant aux même choses ... nous ne cessons de faire le tour dans un cercle. »[1].
Tout comme dans les références du livre de l'Exode, cette image primordiale du serpent dans la Genèse montre aussi la dualité générale du symbole du serpent, car, bien qu'il est juste de dire que le serpent a provoqué un grand mal, il est préférable de reconnaître que le serpent a provoqué à la fois le bien et le mal, nous faisant découvrir Dieu comme miséricorde et rigueur et toutes les autres manifestations de ce que nous avons appelé le symbolisme de la main droite et gauche dans les messages précédents (ici, ici et ici).
Après être passé du bâton à l'arbre, il est difficile de ne pas faire le grand bond en avant qui nous amène au pied de la Croix. La relation entre l'Arbre, le bâton de Moïse ou d'Aaron et la Croix est une je n'invente pas. Dans les sources apocryphes, l'histoire de cette relation peut être trouvée partout, de la Légende dorée en Occident à l’extrémité Orientale du christianisme traditionnel, dans le Livre de l'abeille des chrétiens syriaques. Ces traditions prennent des formes différentes, mais leur noyau essentiel est le même, c'est à dire que le bâton de Moïse est fait à partir de l'Arbre de la Connaissance [2], et le bois de ce bâton a été en quelque sorte utilisé pour faire la croix. Les détails fantastiques dans ces histoires ne doivent pas nous arrêter, car ces traditions doivent être considérés comme "indicatrices" plus que toute autre chose, comme des façons d'expérimenter plus clairement dans la tradition biblique ce qui est déjà là.
Lorsque l'on considère ces traditions, surtout en sachant qu'elles prennent déjà part à l'iconographie de la crucifixion [3], cela ne peut que jeter un éclairage différent sur l'image. Il devient difficile de ne pas remarquer la forme "S" du corps du Christ et comment cela évoque le symbolisme du serpent. Le Christ lui-même se compare au serpent d'airain en disant: «Et comme Moïse éleva le serpent dans le désert, il faut de même que le Fils de l'homme soit élevé,» (Jean 3: 13-15) et dans les images médiévales il n'était pas rare de voir des représentations de la crucifixion avec le serpent sur le niveau inférieur et le Christ sur le niveau supérieur, à la fois suspendu sur la même croix/arbre de la connaissance.
Le serpent est au centre des morts ressuscitant sur l'axe de la croix.
V&A museum, origine : Reims, France, 860-870.
Cela pourrait être un choc pour certains, mais nous espérons que quelques remarques calmeront toute controverse. Nous sommes habitués à voir le serpent comme une image du Malin, et ce n'est pas une fausse attribution, mais les symboles sont toujours multiples en profondeur de sens. Compte tenu de l'ampleur du symbole, lorsque l'on regarde Moïse changeant son bâton en serpent ou le serpent d'airain, limiter l'image du serpent au Malin crée de sérieux problèmes. Au contraire, nous devons regarder le serpent plus intimement dans les récits bibliques eux-mêmes, et y voir le pouvoir de la mort, la mort au sens où nous l'avons exposée: comme la périphérie, la dualité, le cycle, les vêtements de peau [4] . Et cela donne plus de sens à l'enseignement orthodoxe du Christ piétinant la mort par la mort, du Dieu-Homme s'unissant à la mort pour vaincre la mort. Dans cette optique, il n'est pas surprenant de voir le Christ prendre une forme suggérant le serpent sur la croix.
La corps du Christ se balance de gauche à droite sur la Croix. Icône macédonienne du 13e siècle.
Pour ceux qui doutent encore cette attribution du serpent à la mort, nous avons seulement besoin de considérer l'autre grand usage du serpent dans l'iconographie, qui est le Serpent de la Tribulation. Dans ces dernières images du Jugement dernier, il apparaît un grand serpent qui glisse de la partie supérieure de l'icône, sous le Christ, commençant parfois aux pieds d'Adam, et zigzaguant jusqu'en Enfer. La personne humaine à sa mort est censé se déplacer le long de ce serpent, et comme des nodules ou des nœuds dans le corps du serpent apparaissent les péages controversés. Je ne veux pas engager une discussion sur les péages ici. Je veux seulement montrer comment cette utilisation du serpent va dans le même sens que nos autres interprétations. Le mouvement sur le serpent n'est pas juste une descente en Enfer comme certains l'ont dit, mais l'âme du défunt est représenté à la fois montant et/ou descendant. Chaque station apparaît, comme les barreaux de l'échelle de Jacob, en même temps comme une étape pour monter ou descendre. Chaque péché est équilibrée par une vertu, chaque péage contient les deux possibilités. Une citation forte relative à cette Échelle de l'Ascension Divine se trouve quand St. Jean explique que dans notre voyage spirituel "… le moyen de se rétablir dans la ferveur, c’est de la faire rentrer par la porte dont elle s’est servie pour la chasser." [5]
Serpent de la Tribulation, Jugement Dernier école Stroganov, 16-17e siècle.
Détail du Serpent de la Tribulation.
Une âme tentant de monter vers un péage est tiré vers le bas par un démon.
Ayant étudié le serpent dans la Bible, l'iconographie et d'autres traditions orthodoxes, nous ne devrions pas avoir peur de regarder et de parler des images païennes analogues, car dans ce cas, nous avons beaucoup à réfléchir. Le serpent sur un pieu est bien sûr l'un des plus anciens symboles que nous connaissons, il apparaît dans ses versions simple et double partout de Sumer à Babylone, des Grecs aux Aztèques. Une grande partie des significations spécifiques de ces cultures perdues ont disparu avec eux, mais au moins, des Grecs nous pouvons recueillir quelques détails intéressants qui alimenteront le sens général. Dans la mythologie grecque, le serpent sur une perche est associée à Asclépios (et à Hermès dans son double aspect [6]).
Asclépios tenant son bâton avec un serpent enroulé autour.
Le symbolisme du bâton d'Asclépios est tellement proche du serpent d'airain que je me souviens que grandissant dans un foyer chrétien je pensais que le symbole utilisé par les divers groupes médicaux était en fait le serpent d'airain. Asclepios fait son «médicament» à partir du sang de la Gorgone, l'un des monstres de l'Antiquité associé au serpent. Il utilisait le sang du côté droit de la bête pour faire ses remèdes, ce qui suggère que le côté gauche de la bête était toxique. Là encore, nous avons la double nature du serpent, du serpent à la fois la cause et le remède à la maladie. En continuant le long de la ligne asclépienne dans la pensée grecque, nous devrions réfléchir au mot «pharmakon», un mot largement utilisé dans ce contexte. Il est le mot grec pour «remède» au sens médical, tout en étant en même temps le mot «poison» ou même une «drogue» au sens de «drogue illicite» tel qu'il est utilisé aujourd'hui. En anglais, le mot «drogue» contient toujours toutes ces significations simultanément. Comment un mot peut signifier deux choses opposées à la fois? Dans un sens plus large, le «pharmakon» est ce qui est ajouté à une nature, un supplément afin de l'améliorer, mais qui est aussi la cause même de son manque. Cela répond une fois de plus à la nature du supplément, des vêtements de peau à la fois mort et protection contre la mort. L'un des mots les plus importants liés à "pharmakon" est "pharmakos", qui est la «victime sacrificielle». C'était le mot utilisé pour décrire l'animal tué lors des sacrifices publics. Dans la pensée grec le pharmakos agit comme pharmakon, c'est à dire, par le sacrifice le cycle commence à nouveau. Nous pouvons voir comment cette relation trouve son accomplissement ultime dans la croix, car si l'incarnation du Christ vu à son extrême dans la crucifixion est la finalité du vêtement de peau, si elle contient dans son unité la dualité du pharmakon, de la main gauche et droite, c'est parce que ceux-ci sont rassemblés dans le pharmakos final, le pharmakos qui est à la fois Dieu et le sacrifice, la victime sacrificielle parfaite et totale. Je sais que l'approche Orthodoxe évite d'aller trop loin dans ce sens théologique, mais nous ne devrions pas complètement la rejeter. Le Christ sur la croix unit le Ciel et la terre par la verticale et rassemble tous les opposés horizontaux, guérit la dualité né dans le fruit de l'arbre de la connaissance en unissant la dualité du pharmakon dans le Dieu-pharmakos. Tout est fait Un en Christ. Et en faisant toutes choses une, la dualité et la multiplicité ne sont pas supprimés, elles sont plutôt considérés comme trouvant leur racine en lui, comme découlant de sa personne.
Cette dernière affirmation est un pont pour revenir à notre sujet principal. La dualité, la multiplicité, la périphérie ne doit pas être une image de la mort. Elles deviennent seulement une image de la mort quand elles "oublient" leur ancrage, lorsque l'Arbre de la Connaissance est considérée comme étant séparée de l'Arbre de Vie. Et c'est véritablement la signification du bâton de l'évêque, de sa crosse. C'est le pouvoir des cieux sur la terre, le pouvoir des clefs, le pouvoir de lier et de délier, de mener les brebis et de repousser les loups, de bénir et de maudire. C'est la dualité comme expression de l'unité, la périphérie en tant qu'expression du centre. Et s'il y a deux serpents ou un seul, que se soit un «Tau» ou une crosse, le sens est le même.
[1] Grégoire de Nysse cité par P. Nellas in Deification in Christ, 87
[2] Dans certaines traditions c'est l'arbre de vie et non l'arbre de la connaissance. Dans la Légende dorée par exemple les deux traditions sont mentionnées côte à côte. Dans le Livre de l'abeille, je pense que nous pouvons trouver un indice à la compréhension de cette énigme. Dans cette version, l'arbre de la connaissance / bâton de Moïse est utilisé pour faire la "transversale" de la croix, «l'horizontal» où les mains gauche et droite du Christ sont crucifiés. L'Arbre de Vie dans ce cas, pourrait être considéré comme l'aspect «vertical» de la croix, le «pont» entre le Ciel et la terre, et l'Arbre de la Connaissance montrant la croix comme une «balance» de la manière que nous avons montré précédemment.
[3] L'idée du crâne d'Adam enterré au Calvaire fait partie de ces cycles de traditions.
[4] Dans le récit de la Genèse, le rapport à la mort est évident, de même dans l'histoire du serpent d'airain. Et bien qu'il apparaisse moins clairement à première vue, dans l'histoire du bâton de Moïse, nous voyons la même chose. Car le résultat final du processus commencé avec le bâton devenant un serpent c'est la venue de l'Ange de la Mort sur la terre d’Égypte. Ceci abat les Égyptiens et libère les Israélites, tout comme la mort du Christ qui a élevé le «bon larron» et fait tomber le «mauvais larron».
[5] 1er degré, paragraphe 25
[6] Dans le cas d'Hermès, il y a quelques aspects qui valent d'être mentionné. Hermès est le messager et le filou. Dans ce sens, il est un «pont» entre les mondes, il se déplace d'avant en arrière et, ce faisant, il a aussi avec lui le pouvoir d'inversion qui est la racine de la ruse. C'est à mon avis, la principale raison pour le caducée. Voyant le caducée dans ce contexte cela peut nous aider à comprendre un peu plus comment la mort du Christ sur la croix, sa pendaison sur l'arbre est presque un reflet de ce qui est arrivé dans le Jardin. Cela est en effet présenté comme une ruse dans de nombreux textes liturgiques. Le Christ dupe le diable et l’Hadès en changeant la mort en vie, une réversion de ce qui avait été inversé au commencement avec le serpent.
Traduction Nicolas PETIT pour Iconophile.
Avez-vous pensé à mentionner l'amphisbène ? Car son image est très ressemblante à celle figuré sur la crosse orthodoxe
RépondreSupprimer